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Issue
Educ Ther Patient/Ther Patient Educ
Volume 12, Number 2, 2020
Article Number 20301
Number of page(s) 4
Section Mises au point / Updates
DOI https://doi.org/10.1051/tpe/2021004
Published online 05 April 2021

En gagnant tous les secteurs de la vie, le numérique est devenu incontournable. Selon l’angle d’analyse, certains considèrent le numérique comme un moyen de substituer les activités humaines et d’autres comme l’opportunité pour les faciliter. Des interrogations, des critiques puis des résistances constituent alors les réactions suscitées par l’arrivée et l’utilisation du numérique. Le domaine de la santé est particulièrement sujet à ces réactions et l’éducation thérapeutique du patient (ETP) n’y échappe pas. Aussi, ce court texte vise à lancer un débat sur les potentialités et les craintes qui peuvent être associées à cette innovation en évitant toute concession sans critiques comme tout rejet de principe.

Pour rappel, l’e-santé correspond à l’application des Technologies de l’Information et de la Communication au système de santé. Les domaines composant l’e-santé sont les systèmes d’informations de santé ou hospitaliers, les dossiers médicaux électroniques, la télésanté. La télésanté reposant sur le principe du suivi et de la prévention des individus regroupe les réseaux sociaux, les services en ligne, les « serious games », la santé mobile ou m-santé (avec ses applications et ses objets connectés notamment), la télémédecine qui inclue différents actes médicaux (consultation, expertise, surveillance, assistance, régulation médicale), et le télésoin intégrant des pratiques paramédicales et pharmaceutiques comme un bilan partagé de médication, des entretiens d’accompagnement des patients sous anticoagulants ou sous corticoïdes inhalés, la maison connectée lorsqu’elle intègre des technologies dédiées à la santé de l’individu.

L’individualisation de ces domaines composant l’e-santé implique aussi des relations entre eux de type inclusion et chevauchement, autrement dit l’association de différentes technologies pour un même support numérique. Le principe du « Quantified self » ou « mesure de soi » en est un exemple et se matérialise en outils, dédiés en partie à la santé.

Enfin, l’intelligence artificielle (IA) peut être considérée comme un « aboutissement » du numérique. Elle a été définie comme l’ensemble des technologies visant à réaliser via l’informatique des tâches cognitives traditionnellement effectuées par l’humain. L’IA repose sur la récupération d’un nombre massif de données (big data), leur analyse par des algorithmes correspondant à une suite d’instructions ou d’opérations, la possibilité d’un apprentissage automatique (machine learning).

Plusieurs recommandations et stratégies ont été formulées sur l’e-santé dont celles, notamment, d’assurer une couverture sanitaire universelle [1], d’encourager le déploiement de cette technologie, de favoriser l’accès aux soins, d’améliorer le parcours de santé des usagers, d’impliquer professionnels et patients [2], de promouvoir l’usage des applications et des objets connectés en toute confiance ou l’IA [3] dans des conditions éthiques et déontologiques. Certaines de ces recommandations [2] font appel au principe d’égalité quant à l’accès au système de santé et aux dispositifs d’accompagnement social, à la co-construction dans l’élaboration des outils, de même qu’au principe d’autonomie de la personne, à la libre expression critique du patient et aux blogs médicaux, en tant qu’« expression de la démocratie sanitaire » comme l’énonce le Conseil National de l’Ordre des Médecins [3].

Ces recommandations rejoignent les principes de l’ETP comme toute pratique s’inscrivant dans le courant de la médecine de la personne. Mais au-delà de la modernité et l’attractivité du numérique, l’ETP n’échappe pas peut-être de façon plus prégnante aux questionnements émis concernant l’apparition du numérique dans la santé.

Ainsi, si l’usage du numérique se retrouve dans le champ de l’ETP, des interrogations entourent le numérique quant à ses capacités à véhiculer, au moins soutenir certains principes de l’ETP. Le numérique pourrait-il en être le garant ou, au contraire, des incompatibilités seraient possibles ?

Pour lancer le débat, certains principes de l’ETP sont proposés avec une réflexion sur le soutien que peut apporter l’outil numérique ou, au contraire, les limites qu’il impose au développement de ces principes.

  • L’apprentissage dirigé peut être favorisé par des outils spécifiques comme les serious games en santé avec leur cadre original et ludique, par exemple destinés aux patients de la maladie d’Alzheimer, de cancer, du SIDA... ainsi que les enfants atteints de psoriasis, de diabète, d’arthrite juvénile idiopathique… ou, plus globalement, la capacité des technologies numériques à procurer des informations, comme les applications développées pour de nombreuses maladies chroniques, sans limites et à la demande.

Il s’agit aussi de valoriser l’expérience, sans écarter notamment l’apprentissage-erreur. Cependant, le caractère très algorithmique de type binaire des logiciels actuels et l’immédiateté attendues de la bonne réponse ne laissent pas suffisamment de place au questionnement, au tâtonnement, à la réflexivité alors que ces processus constituent les conditions pour un apprentissage efficient d’une personne dans son parcours avec la maladie.

La temporalité du patient dans ce parcours marqué notamment par l’acceptation de la maladie, l’acquisition de compétences, la projection vers un avenir différent et rythmé par des phases de conquête et de renoncements pourrait ainsi être bouleversée par le numérique. La question de l’influence sur des phases connues dans le vivre avec une maladie chronique pourrait alors être explorée.

  • L’apprentissage de compétences perceptives comme on le retrouve chez les patients sentinelles. Ces derniers sont définis par leurs capacités à percevoir de façon fine et précoce les signes évolutifs de sa maladie chronique [4]. Le système de mesure continu du glucose peut permettre au patient diabétique l’émergence ou le renforcement de ses compétences en intégrant la correspondance d’une mesure biomédicale avec sa perception physique.

Cependant, l’arrivée du « pancréas artificiel », prouesse technologique permettant la lecture automatique de la glycémie et la délivrance adaptée d’insuline, ne risque-t-elle pas de limiter voire de rendre caduque ce type de compétences ? Or, ces compétences sont l’expression d’une réelle autodétermination de la personne lui permettant, pour certaines perceptions, de se passer de technologie.

  • L’apprentissage différencié par la personnalisation du soin pour le patient qui est rendu possible au moyen d’objets connectés de type podomètre ou de nouveau glucomètre. Le paramétrage choisi par lui ou/et en concertation avec le soignant peut permettre d’être conforme aux objectifs de la personne malade et développer l’autoapprentissage. Néanmoins, ce principe pivot en ETP résultant d’une communication adaptée et de relations humaines privilégiées, appliquées par exemple dans le cadre du diagnostic éducatif, semble peu accessible à, par exemple, un agent dit conversationnel ou chatbot, relevant de l’IA.

  • L’autoformation du patient peut passer par la libre utilisation d’internet, à chaque étape du parcours de vie du patient. Dans cet océan d’informations, surfer ou naviguer constitue une discipline que certains patients maîtrisent parfaitement. Cette utilisation renforce l’exploration des connaissances antérieures du patient dans la relation d’éducation.

Si le numérique peut ainsi jouer un rôle qu’on « oserait » qualifier d’aidant, la personne malade ne doit pas non plus être abandonnée au sein d’une bulle numérique. Il s’agit aborder ce médium et son utilisation au cours de la relation éducative pour en discuter la pertinence, l’utilité dans la gestion par le patient de sa vie avec une maladie chronique. Et de débattre des formes de substitution du soignant ou l’éducateur au profit d’un éventuel interlocuteur virtuel ou humanoïde [5], faisant appel à un système de reconnaissance analysant la communication non verbale, le tout donnant l’illusion d’un répondant avisé et à l’écoute.

  • L’apprentissage à prendre des décisions s’inscrit dans un processus d’empowerment individuel dont le développement est soutenu par l’évolution des technologies [6].

Cependant, des craintes peuvent s’exprimer quant aux algorithmes décisionnels qui ne devraient pas remplacer les réflexions et les préférences de la personne malade, tout au plus la guider, cette tendance étant elle-même jugée injonctive.

  • Les apprentissages entre et par les pairs se fait par la participation à des forums de discussion, dédiés aux maladies rares, au cancer, au diabète…, non modérés par des soignants au sein desquels des compétences s’acquièrent [7], les personnes se créant des espaces de liberté. Ces espaces permettent l’atteinte d’objectifs d’éducation que les personnes se fixent influencées ou non par une communauté virtuelle et en dehors de toutes recommandations médicales. Le quantified self combinant l’automesure et la capacité de connexion avec d’autres personnes laisse aussi cette possibilité de partage et de possibles décisions. L’expertise des patients se trouve ainsi enrichie au travers de ces supports et des relations entre personnes.

Cependant, il est important qu’à nouveau cet espace d’échange ne soit pas tenu secret par le patient, ni rejeté par le soignant. L’inclusion plutôt que l’exclusion numérique est profitable à la relation éducative et plus largement à la relation thérapeutique.

Il est certain que la pandémie de COVID-19 a généré des initiatives dans l’e-santé [8] et alimenté les interrogations dans le contexte de l’ETP, en ce qui concerne la période aiguë comme ce qui pourrait se dessiner à long terme.

Le confinement aura été l’action politique la plus marquante et la plus délétère sur le soin apporté aux patients dont la participation aux programmes d’ETP a été arrêtée pour beaucoup d’entre eux [9].

  • L’éloignement géographique du lieu de soins, ici imposé, a pu en partie être contourné par la télémédecine mais la substitution totale de la présence physique par le numérique interroge sur, notamment, la possibilité de construire la relation éducative entre patient et soignant. Les plateformes « éducatives », pour les patients multimorbides ou ciblées sur le diabète, la dépression, les rhumatismes inflammatoires chroniques de l’adulte ou de l’enfant…, semblent en effet fonctionner quand la personnalisation et l’interactivité sont promues. La digitalisation des programmes ne devrait alors qu’être une option, une possibilité offerte et non une obligation, le format mixte associant virtuel et présentiel pouvant aussi constituer un bon compromis. Il en est ainsi de programmes d’ETP dont certains supports comme les Massive Open Online Course ou les serious games pourraient « absorber » la tâche cognitive au profit d’acquisition en présentiel de compétences psychosociales.

  • La distanciation, autre terme emblématique de ce contexte sanitaire, peut aussi concerner l’accès et la capacité à utiliser le numérique, ce qui conduit à réfléchir aux problèmes « émergeants » de littératie numérique en santé [10]. Il faut, en effet, concevoir la fracture numérique comme un « ensemble d’écarts de pratiques constitutifs d’inégalité sociale » [11], au-delà de l’aspect simplement matériel du problème pour aller jusqu’à l’illectronisme, signifiant l’inhabileté numérique. Si la technologie laisse ainsi théoriquement entrevoir une diffusion et un accès pour tous, il s’agit peut-être d’une illusion avec une mise à l’écart pour certains, loin de la démocratisation intrinsèquement véhiculée par l’ETP.

Le tracing voire le tracking dans certains pays ont également été prônés.

  • Concernant les patients, le « risque » de contrôle [12] par les objets numériques a déjà été dénoncé. Le traçage des personnes malades par le biais d’appareils voire de médicaments connectés est un écueil, d’ordre éthique, à éviter malgré les missions à la base « nobles » de ces outils numériques. Cette « volonté » de contrôle se retrouve aussi avec les Short Messages Service (SMS) et leur utilisation pour « rappeler à l’ordre ». Souvent focalisés sur l’observance, qui n’est pas la « raison d’être de l’ETP » [13], ces sms ont fait l’objet d’une revue systématique [14] concluant à la nécessité de poursuivre les recherches quant aux effets à long terme, l’acceptabilité et les risques. La crainte de l’intrusion au sein d’une maison connectée avec des capteurs permettant différentes mesures médicales pourrait même conduire finalement à une sorte d’autocontrôle selon des normes « officielles » et non dans une dynamique autonormative.

Dans ce contexte, une enquête [15] menée auprès de patients atteints de maladie chronique et d’aidants a notamment montré une large utilisation des outils numériques dans le but de communiquer avec les pairs, chercher des informations auprès des associations et rester en contact avec leurs professionnels de santé. Ces résultats sont confirmés par une vaste étude sur les usages du numérique pendant la crise [8].

La confiance en soi qui peut être considérée comme un support favorisant à l’acquisition d’autres compétences peut « tout simplement », en effet, être entretenue par le lien numérique avec son interlocuteur que permet mails et messageries instantanées [6]. Le numérique apparaît donc ici comme un outil adapté à l’ETP, en tout cas allant dans le sens de l’action pour le patient.

Ainsi, ces débats portant sur le lien entre le numérique et l’ETP font naître des interrogations comme toute innovation technologique intégrée dans la relation de soin. Des recherches sur l’utilisation du numérique dans l’ETP sont à encourager. Reste qu’associer numérique et ETP n’est pas créer un oxymore et, après le e-patient, le patient empowerment 2.0, le patient sentinelle 3.0 [4], il est peut-être temps de tracer attentivement la voie des pratiques en e-ETP…

Références

  1. Organisation Mondiale de la Santé. OMS. L’OMS publie les premières lignes directrices sur les interventions de santé numérique. 17 avril 2019 Communiqué de presse. Disponible sur : https://www.who.int/fr/news-room/detail/17-04-2019-who-releases-first-guideline-on-digital-health-interventions. [Google Scholar]
  2. Haute Autorité de Santé (HAS). Numérique : quelle (R)évolution ? Rapport d’analyse prospective 2019. Mis en ligne le 19 juin 2019. Disponible sur : https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/2019-07/rapport_analyse_prospective_20191.pdf. [Google Scholar]
  3. Conseil National de l’Ordre des Médecin (CNOM). Livre blanc « Médecins et patients dans le monde des data, des algorithmes et de l’intelligence artificielle ». 26 janvier 2018. Disponible sur : https://www.conseil-national.medecin.fr/lordre-medecins/conseil-national-lordre/sante/medecine-futur-intelligence-artificielle/medecine-0. [Google Scholar]
  4. Cohen JD, Crozet C, d’Ivernois JF, Gagnayre R. Patients with chronic diseases: tomorrow, all sentinels? ETP TPE 2020; 12:10502. [Google Scholar]
  5. Rauchbauer B, Nazarian B, Bourhis M, Ochs M, Prévot L, Chaminade T. Brain activity during reciprocal social interaction investigated using conversational robots as control condition. Philos Trans R Soc Lond B Biol Sci 2019; 374:20180033. [PubMed] [Google Scholar]
  6. Calvillo J, Roman I, Roa LM. How technology is empowering patients? A literature review. Health Expect 2015; 18:643–52. [PubMed] [Google Scholar]
  7. Harry I, Gagnayre R, d’Ivernois JF. Analyse des échanges écrits entre patients diabétiques sur les forums de discussion. Intérêt pour l’éducation thérapeutique du patient. Distances et savoirs 2008; 3:393–412. [Google Scholar]
  8. SESAN. Ce que la covid-19 a vraiment montré en matière de e-santé. Retour d’expérience en Île-de-France. 2020. Disponible sur : GCS_SESAN_REX_Covid-19-vF2web.pdf. [Google Scholar]
  9. Lafitte P, Pétré B, De la tribonnière X, Gagnayre R. Comment les soignants-éducateurs ont-ils adapté leurs pratiques de l’ETP durant la crise du COVID-19 ? Une enquête descriptive sur 714 programmes d’ETP. ETP/TPE, À paraître. [Google Scholar]
  10. Robbins D, Dunn P. Digital health literacy in a person-centric world. Int J Cardiol 2019; 290:154–55. [PubMed] [Google Scholar]
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  12. d’Ivernois JF. Objets connectés, patients mis en laisse ? Tribune. Le Monde. Publié le 06 janvier 2016. Disponible sur : https://www.lemonde.fr/medecine/article/2016/01/12/objets-connectes-patients-mis-en-laisse_4845567_1650718.html. [Google Scholar]
  13. Deccache A. L’observance est-elle la raison d’être de l’ETP ? Société d’Education Thérapeutique Européenne (SETE); 2019. Disponible sur : https://www.socsete.org/l-observance-est-elle-la-raison-d-etre-de-l-etp. [Google Scholar]
  14. de Jongh T, Gurol-Urganci I, Vodopivec-Jamsek V, Car J, Atun R. Mobile phone messaging for facilitating self-management of long-term illnesses. Cochrane. 12 december 2012. Disponible sur : https://www.cochrane.org/CD007459/COMMUN_mobile-phone-messaging-for-facilitating-self-management-of-long-term-illnesses. [Google Scholar]
  15. Enquête covid-19, éthique et vulnérabilités présentation synthétique des principaux résultats mai 2020. 2020. Disponible sur : https://www.espace-ethique.org/sites/default/files/resultats_enquete_covid_ethique_vulnerabilites_26_mai_2020_ok.pdf. [Google Scholar]

Citation de l’article : Cohen J-D, Chambouleyron M, Guillaume A, Tropé S, Gagnayre R. L’e-ETP : vers une nouvelle pratique ? Educ Ther Patient/Ther Patient Educ 2020; 12:20301.


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